Éloge de la séréni

Interview de Marc Salzmann – 10 janvier 2024.

Julian: Quelle relation fais-tu entre la pensée de Peter Sloterdijk et ton travail ?

Marc: Les personnes que nous accompagnons présentent majoritairement des symptômes d’inquiétude prolongée, qui peuvent aller jusqu’à l’angoisse plus ou moins sévère, voire la dépression. Le fait de ne pas intégrer le marché du travail induit une posture de souffrant évidente. Elles arrivent souvent chez CERTIS en état de panique.

Ce que ça m’a amené comme réflexion, le constat que j’ai fait d’après Peter Sloterdijk, philosophe et anthropologue de l’histoire, c’est que cette tenue en haleine est l’essence de la société moderne et postmoderne. Elle s’en sert pour pousser les gens en avant, à être “productif”, avec les conséquences que l’on observe donc sur les défaillances psychiques et sociales.

“Ce n’est pas normal, c’est absurde”

Peter Sloterdijk prône la sérénité par le non-agir et le détachement. Il décrit comment il se retrouve, pendant ses vacances, dans les bouchons à l’entrée de Lyon. Un jour, une fois de plus à l’arrêt, il se dit : « mes semblables courent toute l’année jusqu’à épuisement. Une fois arrivé en vacances, c’est l’arrêt total, l’ennui et le stress garanti, dans une avalanche de tôles et d’échappements de gaz. Cela n’a rien à voir avec du détachement, ni avec de la sérénité… ça ne peut plus continuer. Ce n’est pas normal. C’est absurde”. 

Pour  Peter Sloterdijk  ce moment décrit la vie quotidienne professionnelle et privée de  la plupart des occidentaux. L’ennui, la surconsommation, la pression, courir après le temps. Être serein pour l’auteur signifie bien faire son travail, être créatif et productif, dans un environnement social et économique respectueux des rythmes de vie, un endroit où l’humain peut se sentir en sécurité et percevoir le sens de ses actions.

Question: Impossible de ne pas faire le parallèle avec les adeptes de la décroissance. Qu’en est-il ?

Sérénité plutôt que décroissance

Peter Sloterdijk n’est pas réellement apprécié des adeptes de la décroissance. Il y a certes une forte conjonction avec eux, mais il ne s’oppose pas au capitalisme et n’appartient à aucune famille politique. Il soutient  un capitalisme à visage humain, à taille humaine, composé de PME souvent encore familiales, comme il en existe encore en Allemagne et en Suisse selon sa description. Ailleurs c’est la désindustrialisation et les délocalisations.

Question: Quel est l’ impact concret sur ta démarche au quotidien ?

Je me sers des réflexions de Peter Sloterdijk pour expliquer aux personnes que nous soutenons que c’est notre société extrêmement exigeante et qui a tendance à pousser en périphérie ceux qui s’épuisent. Et c’est déculpabilisant pour eux de savoir qu’ils sont dans un système qui favorise leur épuisement, à être tenus en haleine en permanence. Nous ouvrons la porte à la déculpabilisation. La confiance en soi débute là.

Se débarrasser de la culpabilité, être apte à se tourner vers soi-même

C’est une phase initiale importante dans la prise en charge, pour apaiser les bénéficiaires de notre soutien, se débarrasser de la culpabilité et les rendre aptes à se tourner vers eux-même d’abord, vers le marché du travail ensuite. L’estime de soi permet d’initier une meilleure estimation de la société dans laquelle ils se trouvent et de leurs chances dans ce milieu.

Question: comment as-tu découvert Peter Sloterdijk et que t’a-t-il apporté sur le plan personnel? 

Je l’ai connu à travers Friedrich Nietzsche, dont la lecture m’accompagné depuis 30 ans. Nietzsche  m’a toujours beaucoup intéressé. Même si je n’ai pas toujours tout compris de son œuvre, ses concepts de dépassement de soi et de l’unité corps et esprit m’ont profondément inspiré dans mon travail. C’est un penseur qui perçoit la réalité comme une affirmation toujours solidaire d’un faire.

Peter Sloterdijk se considère dans la lignée de la pensée de Friedrich Nietzsche entre autres, c’est un positionnement de pensée que je trouve particulièrement instructif, en tant que critique positive, contrairement à Karl Marx par exemple.

Pour être adepte de la pensée de Nietzsche, il faut le contredire. Dans son sillage, Peter Sloterdijk pratique une démarche philosophique extrêmement exigeante. Sloterdijk se considère d’ailleurs lui-même comme un « anthropologue de l’histoire ». Et j’apprécie sa rigueur, sa poésie et son humour, dont on peut extraire des pratiques concrètes sur notre terrain. Peter Sloterdijk est d’ailleurs lu par les psychiatres en Allemagne – il est moins connu en francophonie.

Question: Quelle place donnes-tu à Peter Sloterdijk et à la philosophie ?

Sa vision a plus à voir avec celle d’un romantique comme Goethe, ce qui le rapproche des  philosophies orientales, qui pensent et pratiquent depuis des millénaires la sérénité  dans leur quotidien. La société actuelle peut être impactée positivement par la pratique philosophique. Je trouve intéressant et rassurant ce renouement avec une pratique ancestrale, comme une logique qui s’impose, et qui nous apaise.

Pour en savoir plus: 

Peter Sloterdijk  partage avec Friedrich Nietzsche et Johann Wolfgang von Gœthe le titre distingué de philosophe allemand et d’érudit. Peter Sloterdijk est pourtant notre contemporain, ce qui ne diminue pas – bien au contraire – l’intérêt qui mérite de lui être porté. 

Né en 1947, Traduit en 36 langues, parlant couramment le français, Peter Sloterdijk est également cycliste. Il gravit le mont Ventoux plusieurs fois. Il se rend régulièrement dans le sud de la France pour cultiver la sérénité.

Peter Sloterdijk – Site officiel de l’auteur